LA MUSIQUE NATURELLE
Il y a une musique
qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit
de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui
échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique
populaire : celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies
naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs
d’une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la
version absolue d’un thème arrêté ! L’artiste inconnu qui improvise sa
rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les
moins poétiques), s’astreindra difficilement à retenir et à fixer ses
fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son
génie individuel. C’est pour cela que ces chansons et ces romances
pastorales, si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se
perdent pour la plupart, et n’ont guère jamais plus d’un siècle
d’existence dans la mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles
de l’art ne s’occupent point assez de les recueillir. La plupart les
dédaignent, faute d’une intelligence assez pure et d’un sentiment assez
élevé pour les comprendre ; d’autres se rebutent de la difficulté qu’ils
rencontrent aussitôt qu’ils veulent trouver cette véritable et
primitive version qui n’existe déjà peut-être plus pour l’auteur
lui-même, et qui certainement n’a jamais été reconnue comme un type
déterminé et invariable par ses nombreux interprètes. Les uns l’ont
altérée par ignorance ; les autres l’ont développée, ornée, ou embellie
par l’effet de leur supériorité, parce que l’enseignement de l’art ne
leur a point appris à en refouler les instincts. Ils ne savent point
eux-mêmes qu’ils ont transformé l’œuvre primitive, et leurs naïfs
auditeurs ne s’en aperçoivent pas davantage. Le paysan n’examine ni ne
compare. Quand le ciel l’a fait musicien, il chante à la manière des
oiseaux, du rossignol surtout dont l’improvisation est continuelle,
quoique les éléments de son chant varié à l’infini soient toujours les
mêmes. D’ailleurs le génie du peuple est d’une fécondité sans limite. Il
n’a pas besoin d’enregistrer ses productions ; il produit sans se
reposer, comme la terre qu’il cultive ; il crée à toute heure, comme la
nature qui l’inspire.
George Sand (Consuelo)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire