mardi 30 août 2022

Poésie "Aux modernes" - Charles-Marie LECONTE DE LISLE


 

 Aux modernes

 

 Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein, 

Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde, 

Châtrés dès le berceau par le siècle assassin 

De toute passion vigoureuse et profonde. 

Votre cervelle est vide autant que votre sein, 

Et vous avez souillé ce misérable monde 

 D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain, 

 Que la mort germe seule en cette boue immonde. 

 Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin 

 Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin, 

Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches, 

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits, 

Noyés dans le néant des suprêmes ennuis, 

Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches.

samedi 27 août 2022

La mort du Loup (Alfred de Vigny)

 







La mort du Loup 



Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais ici l’on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du Loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.





J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
À poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.





Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Alfred de Vigny






Écrit au Château du M***,
1843.














Etonnant cet ancien dessin animé.....

 

vendredi 26 août 2022

FESTIVAL ARSMONDO TSIGANE | Jazz manouche à l'Opéra | EXTRAIT


 

Poésie : Vieillir en beauté et en sagesse (Félix Leclerc)

 

 

 


 

 

 

 

Vieillir en beauté et en sagesse

 

Vieillir en beauté, c’est vieillir avec son cœur,
Sans remords, sans regret, sans regarder l’heure.
Aller de l’avant, arrêter d’avoir peur,
Car à chaque âge se rattache un bonheur.

 

Vieillir en beauté, c’est vieillir avec son corps,
Le garder sain en dedans, beau en dehors.
Ne jamais abdiquer devant un effort.
L’âge n’a rien à voir avec la mort.

 

Vieillir en beauté, c’est donner un coup de pouce!
À ceux qui se sentent perdus dans la brousse,
Qui ne croient plus que la vie peut être douce
Et qu’il y a toujours quelqu’un à la rescousse.

 

Vieillir en beauté, c’est vieillir positivement.
Ne pas pleurer sur ses souvenirs d’antan.
Être fier d’avoir les cheveux blancs,
Car pour être heureux, on a encore le temps.

 

Vieillir en beauté, c’est vieillir avec amour,
Savoir donner sans rien attendre en retour,
Car où que l’on soit, à l’aube du jour,
Il y a quelqu’un à qui dire bonjour.

 

Vieillir en beauté, c’est vieillir avec espoir,
Être content de soi en se couchant le soir.
Et lorsque viendra le point de non-recevoir,
Se dire qu’au fond, ce n’est qu’un au revoir!

 


Ne regrette pas de vieillir.
C'est un privilège refusé à beaucoup!

 

 

 

Un premier amour


 

mercredi 24 août 2022

Poésie : "Impuissance" - Alphonse Beauregard

 


 

 

 

 

 Impuissance

Je ne sais pas si je sais vivre.
Plusieurs fois chaque jour je devrais arrêter
L’instant qui se faufile et fuit,
Et désespérément me cramponner à lui.
Je devrais serrer sur mon cœur
Les voluptés que j’ai conquises
Contre les hommes et la bise,
Sentir en moi, autour de moi sourdre la vie,
Entendre murmurer, dans l’espace et le temps,
Le cantique éternel des recommencements,
Tandis qu’éparpillé, distrait, hors de mon centre
Je ne puis retenir mon esprit qui combat
Pour m’enlever deçà, delà
Des bonheurs qui de loin sont clairs et définis
Mais sitôt près de moi paraissent des brouillards.
Chaque matin je suis mordu
Du besoin d’aller vers un but
Que mon désir découpe au lointain, dans la paix.
Plus loin, toujours plus loin la plaine reposante !
Et je marche… mais quand j’arrive,
Comme si j’apportais avec moi la tourmente,
Je trouve une prairie hérissée par le vent.

Je cherche en vain la vérité.
Un homme dit : « Elle est ici, »
Un autre fait signe : « Elle est là, »
Mais je ne trouve rien qu’un décalque d’eux-mêmes.

Je ne sais s’il vaut mieux être un simple d’esprit
Auquel on a tracé sa route,
Ou celui qui s’abreuve à toutes les idées,
Qu’assaillent tous les doutes.
Je ne sais s’il vaut mieux que le monde déploie
Les sombres violets et le pourpre du mal
Parmi quoi la bonté, pur diamant, flamboie,
Ou qu’il devienne sage et terne.
Je ne sais même pas
Si mieux vaut une nuit d’orgie ou de pensée.
Je repousse du pied des dieux
Que dans mille ans d’autres, peut-être, adoreront
Comme je l’ai fait à mon heure.
Parmi les vérités contraires,
Chacune calmante à son tour,
Je suis comme au milieu des plantes salutaires
Mais dont nulle ne peut me soutenir toujours.

Je ne sais pas encore
Si je n’ai pas toujours rêvé.
Tout à coup je perçois que jaunissent les feuilles
Et je dis : C’est l’automne !
Mais qu’ai-je donc fait de l’été ?

Je cherche alors ce qui m’advint dans le passé,
La colonnade de ma vie,
La volonté libre et suivie
Par laquelle je fus moi-même éperdument.
Les montagnes et les vallées de l’existence
Impérieusement dictèrent ma conduite.
La faim me bouscula jusqu’aux lieux d’abondance,
Mon courage naquit de l’effroi d’un malheur,
D’un malheur à venir plus grand
Que celui du moment.
Je ne sais sur quoi m’appuyer,
Je vis de mouvement et rêve de bonheur
Alors que le bonheur, m’arrêtant, me tuerait.
Aucun jour ne ressemble au jour qui le précède,
Incessamment la voix des âges se transforme.
Je passe au milieu de mes frères,
Je les vois se rosir de la flamme première,
Puis se plisser, pareils à des outres vidées,
Et, quelque matin, disparaître.
Magiquement croît la forêt
Où jadis l’herbe s’étalait.
La vie aux formes innombrables
S’impose à mes regards, me commande, m’étreint
Sans dévoiler ses fins.
Et, face à l’étendue, ballant, désemparé,
Perdu sur cette terre absurde
Où nul ne pénètre les autres,
Où nul ne se connaît lui-même,
Où nul ne comprend rien,
Je crie mon impuissance aux formidables forces
De la matière en marche, éternelle, infinie.

Peinture : Jaime Corum